lundi 20 juin 2011

Sevran: La Guerre des gangs

« C’est énervant de les voir dans le hall de l’immeuble quand je rentre chez moi. Je dois passer au milieu d’eux, ça m’agace », marmonne Dajan, 10 ans. « Qui ? Eh bien les trafiquants de drogue ! assure-t-il un ton plus haut. Ils squattent l’escalier pour vendre du shit. Des guetteurs attendent les clients devant les boîtes aux lettres, un autre est assis à l’extérieur sur sa chaise, caché dans un buisson... A cause d’eux, je ne peux plus jouer dehors, papa ne veut pas... » Dajan vient de finir de déjeuner. Il a posé son cartable contre le mur du couloir et, assis sur un canapé, regarde un dessin animé. Il reprend sur le trafic : « Aux dealers, je ne leur parle pas. Je leur réponds quand ils me disent bonjour, pour être poli... Quand ils me demandent d’aller chercher leurs sandwichs, je leur dis non. J’ai pas envie de les aider, même s’ils me payent. Pas question de devenir comme eux ! » Son visage est dur. Son regard, furieux. Et ses mots, sévères. Seules les rondeurs de ses mains trahissent son jeune âge. Sa maturité est déconcertante, inquiétante. Dajan vit avec sa famille au sixième étage du 4 allée Jan-Palach, dans la cité des Trois-Tours, à Sevran, en Seine-Saint-Denis, à une vingtaine de kilomètres de Paris.
Sevran : 51 000 habitants et 15 réseaux de drogue. La plus grande plaque tournante du deal français. Un trafic mafieux pour particuliers et grossistes. Jusqu’à 30 000 euros de bénéfice net par jour, pour les « magasins » les plus rentables, réinvestis par les têtes dans l’immobilier et l’économie réelle. Un triste record... Depuis février, deux « terrains », deux équipes de deals, s’affrontent. Une guerre de gangs féroce, violente, meurtrière, entre le 4 allée Jan-Palach, un réseau 100 % cannabis, et le 20-22 allée Jan-Masaryk, où l’on vend shit, cocaïne et héroïne. Seulement 200 mètres les séparent. Six cents familles et une école maternelle et primaire sont prises au piège de leurs affrontements. Le maire, Stéphane Gatignon*, appelle les autorités à l’aide depuis des années. En vain. Le 2 juin, il réclame le renfort de l’armée. « “Masaryk” veut récupérer le marché et les clients de “Palach”, explique-t-il. Avant, les trafiquants se rachetaient le “bail” des lieux de deal entre 25 000 et 50 000 euros. Aujourd’hui, ils s’entretuent. Il y a déjà eu huit morts, je ne veux plus être le maire qui enterre. C’est devenu une zone de non-droit, les enjeux économiques sont colossaux. Même le centre commercial Beau-­Sevran recense un grand nombre de magasins qui font un chiffre d’affaires étonnamment important en liquide... Tout le monde sait, pourtant on ne fait rien ! La gangrène s’installe et se développe. »
Le 3 juin, son message est enfin entendu. Trois fourgons de CRS s’installent dans la cité. Le business prend congé. « La présence permanente des forces policières est le seul moyen de les faire partir, jure Idris, le père de Dajan. Sinon c’est le Far West. » Menton carré, épaules de basketteur, il se redresse et ajoute : « Je n’ai pas peur d’eux. Ils le savent, ils ne viennent pas me chercher. Interdiction d’approcher mes enfants. »
Un étage plus bas, Monique, traits émaciés et ébourifés, vit là depuis vingt ans. Elle veut rester discrète « car, souffle-t-elle, certains locataires “sont trempés dedans”. Tout le monde n’est pas blanc, ici. Ça arrange beaucoup de gens, cette saleté. Ils y trouvent leur compte, y en a même qui vivent grâce à ça ! » Quand elle parle des trafiquants, la peur se lit sur son visage. Elle raconte avec répugnance le sol des marches, si gras, si poisseux, si crasseux qu’il colle à la semelle, et les odeurs acides d’urine, les relents de pétard qui lui piquent les narines. Autour, les murs lépreux sont couverts de graffitis obscènes et d’insultes. « On a du progrès, ils ont arrêté de pisser dans les ascenseurs ! » gouaille-t-elle avant de pointer son doigt vers nos pieds : « Regardez ces centaines de taches noires, ce sont les traces des mégots de joints... Ils sont jusqu’à dix types entassés dans l’obscurité, entre le 3e et le 4e étage, à recevoir leurs clients. Avant, ils travaillaient au premier. Toute la journée et jusqu’à tard dans la nuit, les clients – presque 40 par heure – viennent chercher leur drogue. »
Monique les observe à travers son judas. Les revendeurs, impossible de les reconnaître : « Ils sont cagoulés. C’est la mode depuis quelque temps... Les petits, ils tournent, c’est jamais les mêmes. C’est des gamins entre 14 et 16 ans. Quelques guetteurs sont du quartier, mais pour la plupart, ce sont des jeunes d’autres cités. Les nôtres dealent sans doute ailleurs... » Elle nous confie voir des « très belles caisses venir de temps en temps, des Peugeot 607 noires aux vitres teintées, comme celles de nos ministres ». Même malaise, même ras-le-bol, même frousse au 20-22 allée Masaryk. « Ils sont trois à rester dans le hall et deux sont à ­l’extérieur pour surveiller, raconte ­Mérième, une Algérienne très nerveuse. Ils ont mis des matelas et des fauteuils dans le local à vélos pour être tranquilles. Les soirs de match, ils apportent une télé pour regarder le foot. Sinon, ils font des dérapages avec leurs voitures toute la nuit sous les fenêtres, on n’arrive même plus à dormir. »

« Avant, les trafiquants faisaient leur business dans le calme et le respect, ils étaient sympas »

Dehors, entre les deux immeubles, un terrain de basket désert, entouré d’arbres et de buissons. A gauche, à une cinquantaine de mètres, l’école publique Montaigne. C’est l’heure de la récré, pourtant la cour est vide. Michel Hervieu, vice-président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), nous explique : « Les enseignants ont peur des balles perdues. Ils confinent les gosses à l’intérieur. Les gamins sont anxieux, stressés. Dans l’école François-Villon, une balle a traversé les murs et la classe pour se loger dans le tableau, à 20 centimètres du visage de la maîtresse... Qu’est-ce qu’on peut faire si ce n’est dénoncer ? » Sans reprendre son souffle, il continue : « On est démunis, en colère. On exige de la prévention et des forces policières. Le gouvernement ne fait rien, sauf laisser cette économie parallèle nous asphyxier ! » A la sortie de l’école, à 16 h 30, les mères ne décolèrent pas non plus. L’une d’elles : « J’ai interdit à mes enfants de jouer dehors, mais ils étouffent, ils deviennent agressifs. »
Selon une autre maman, « une grande gueule », prévient-on : « Avant, les trafiquants faisaient leur business dans le calme et le respect, ils étaient sympas, ils nous protégeaient, c’était bon enfant. Mais ceux-là sont en prison. La nouvelle équipe, c’est une plaie. On est sur leur territoire, ils demandent les cartes d’identité. Une fois, un médecin est venu à 3 heures du matin pour mon fils, ils l’ont tabassé, je l’ai retrouvé aux urgences... J’avais honte ! » Elle insiste : « Depuis février, la situation s’est détériorée. C’est la guerre entre le 4 et le 20-22, ils se tirent dessus jour et nuit ! » Assis derrière nous, deux jeunes nous observent. Il y a, dans le quartier, 45 % de chômage chez les moins de 25 ans. Certains d’entre eux tombent dans l’argent facile. Les parents ferment les yeux. Une voisine, Sonia, vient nous voir et nous conduit chez elle. Dans sa cuisine, trois impacts de balles. Un dans la porte, deux dans le mur. « C’était un samedi, vers 13 heures, raconte-t-elle. J’ai entendu une salve de mitrailleuse, je faisais la vaisselle, une balle est passée au-dessus de ma tête... Heureusement, je suis petite ! » C’étaient des tirs d’Uzi, une arme israélienne. Dehors, six enfants ont couru se cacher dans le parc à jeux. « Il n’y a pas eu de blessés, mais on est où, là ? A Chicago ? » demande Sonia.
Le 16 mai dernier, à 22 h 30, même scénario. « J’étais chez ma mère, se souvient Khadija. Elle habite au rez-de-chaussée. De sa fenêtre, j’ai vu passer un gros scooter. Il roulait vite. » Puis éclatent cinq coups de feu. Des tirs d’une arme de poing. « C’était sec et rapproché, comme dans les films, j’ai cru d’abord à des pétards », affirme Khadija. Le scooter serpente sur le chemin bétonné entre les tours, tourne devant le 4 allée Jan-Palach et s’arrête. Issa discute avec des amis près des buissons. « On était quatre. J’ai à peine entendu les tirs, je n’ai pas eu le temps de courir, je me suis effondré. » Le grand frère de 26 ans reçoit deux balles dans le dos. L’une se loge à un centimètre de sa colonne vertébrale, ses intestins sont touchés. Il perd beaucoup de sang. Les rafales continuent.
Un autre jeune homme est blessé, il tombe. « J’ai vu l’ombre des tireurs, ils étaient plusieurs », nous confie Issa. « Deux, confirme Khadija qui les a revus passer devant sa fenêtre du rez-de-chaussée. Ils étaient cagoulés et casqués. » Quelques étages plus haut, Malika, la mère d’Issa : « Les gens regardaient par la fenêtre, j’ai voulu descendre voir ce qu’il se passait. » Les ascenseurs sont encore en panne. Elle croise des voisins dans les escaliers. « Ils m’ont dit : “Ton fils est blessé.” Ma respiration s’est arrêtée comme si j’avais reçu un coup dans le ventre. » Puis : « Quand je l’ai vu par terre, il baignait dans son sang, je me suis évanouie. » Autour de lui, des habitants, puis très vite les pompiers. Le Samu tarde. Issa est conscient : « On me disait de rester éveillé, mais je me suis vu mourir, pour moi c’était fini. Je souffrais trop... » Issa survit, mais la douleur et la haine sont toujours là. A côté de lui, sa mère n’en démord pas : « Je comprends les gens qui achètent des armes pour se venger... »
De l’autre côté de la rue, Efia. Elle a 25 ans, des cheveux crépus et un franc-parler légendaire. Elle vit seule avec son garçon de 8 ans au 26-28 allée Masaryk et travaille au noir dans un restaurant. Cette violence et les incidents ne l’étonnent pas. « Avant, je gagnais mieux ma vie, regrette-t-elle. J’étais “nourrice”, je stockais et coupais les barrettes de shit. Moyennant un salaire de 1 500 euros par semaine, les dealers venaient dans mon appartement, ils étaient chez eux. » Efia est nostalgique : « Ils nous apportaient des McDo, des pizzas, ils donnaient des billets au petit, parfois ils dormaient dans le canapé, j’avais une vie beaucoup plus sûre, avoue-t-elle. Aujourd’hui, je suis sortie du marché, j’ai coopéré avec la police. Résultat ? Personne ne me protège, je vis toujours au même endroit. Je suis sûre qu’un jour je vais me prendre une balle dans la tête. » Michel Blatter, président de l’amicale des lo­cataires, déplore cette situation : « On aurait dû réagir il y a trente ans ! Avec un peu de courage, on aurait pu les contraindre à partir. A présent, ils sont trop nombreux. Ils contrôlent beaucoup de gens ici, leur influence est très importante. Il ne reste plus qu’à faire de la prévention dans les écoles, empêcher nos mômes de tomber dedans. Pour nous, c’est trop tard. C’est un cancer, ce trafic. Et pour l’instant, on n’a toujours pas trouvé de médicament pour l’éradiquer... Il n’y a aucune parade à ce mal. On doit juste essayer de survivre avec ! »
* Auteur avec Serge Supersac de « Pour en finir avec les dealers » (éd. Grasset).Point final
http://www.parismatch.com/Actu-Match/Societe/Actu/Sevran-La-Guerre-des-gangs-304079/

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